Mon expérience professionnelle m’a montré depuis bien longtemps que dans le domaine de la musique, les goûts et les couleurs sont parfois bien tranchés. Parmi les mélomanes, il y a de nombreuses catégories… Il y a ceux qui n’aiment que la musique ancienne et la musique contemporaine considérant tout l’intervalle comme peu digne d’intérêt. Il y a ceux qui n’aiment que le romantisme, ceux qui n’aiment que Mozart, ceux qui sont fanatiques de musique de chambre, d’orchestres symphoniques, de musique sacrée ou chorale, du répertoire de l’orgue, du piano, du violon ou de l’opéra. Il y a ceux qui sont fans des vedettes et les suivent comme on suit un sportif, il y a ceux qui vont au concert, ceux qui n’y vont pas, ceux qui achètent des disques, ceux qui détestent cela, … bref, comme ont dit, il y en a pour tous les goûts.
Et c’est la lecture du billet de Xavier qui, sur son blog, publiait, il y a une semaine « L’opéra et moi » qui m’a incité à reprendre le sujet aujourd’hui. Sa réflexion est comme toujours très honnête, très argumentée et magnifiquement formulée. Et dans un premier temps, je crois qu’il faut rappeler que nous ne sommes pas obligés d’aimer l’opéra, pas plus que n’importe quoi d’autre. La nature humaine est si diversifiée que la sensibilité de l’un ne sera pas celle de l’autre. Alors force est de constater que l’opéra comporte une série de codes qui, effectivement, doivent être assimilés et à tout le moins admis. Mais là n’est pas le problème, il me semble.
L’opéra est, au sens premier, un art total. Son nom, d’ailleurs « opéra » provient comme chacun sait de l’italien « opera » qui désigne le travail ou « operare », le fait de travailler. Ce mot désigne donc au départ un travail indistinct. Et de fait, lorsque petit à petit, l’opéra se met en place, il a la particularité de désigner une forme d’art qui regroupe en son sein la musique, la poésie, l’art des décors (peinture, architecture et sculpture), des costumes, de la mise en scène, et du jeu des acteurs. C’est dire qu’il s’agit là de la collaboration de divers artistes qui pourraient bien, le cas échéant, tenter de tirer la couverture du succès vers leur propre personne au détriment des autres. Pour qu’un opéra soit réussi, il faut une parfaite alchimie entre toutes ces disciplines qui, en visant au bien de la représentation dans son ensemble, doit avoir sa part de renoncement et d’abnégation.
Et c’est, il me semble, là que le bât blesse. Le monde de l’opéra peut parfois se résumer à un affrontement d’égos surdimensionnés. On connaît les « caprices de divas ». L’expression est passée depuis longtemps dans le langage courant. On connaît les exigences parfois très différentes que peuvent exiger un chanteur vedette, un chef d’orchestre renommé, un metteur en scène en mal de scandale, bref tout ce petit monde qui s’affronte bien souvent … au détriment de l’œuvre elle-même. Là, le mélomane peu porté sur le genre de l’opéra sera d’emblée découragé de l’aborder, trouvant dans de telles mesquineries les raisons d’un rejet définitif. On comprend donc que le spectacle que nous percevons en salle ou à la télévision ne rejoint pas toujours nos attentes.
La conséquence est simple à imaginer. Les œuvres les plus riches et les plus spirituelles deviennent des lieux communs ennuyeux et ridicules.
Mais ce n’est pas tout. Ce serait trop simple. Il suffit bien souvent de lire un livret d’opéra pour constater ce qui nous semble relever d’une véritable médiocrité poétique et littéraire. Et même s’il faut rappeler qu’un livret d’opéra n’est pas fait pour être lu seul, nous pensons que les bons librettistes sont rares. On connaît, évidemment, la force exceptionnelle de ceux de Da Ponte pour les opéras de Mozart, de Wagner pour lui-même, de Piave pour Verdi, de Hofmannsthal pour Richard Strauss, j’en passe et des meilleurs.
Tous ceux-ci témoignent d’un travail de proche collaboration entre musicien et librettiste. Mais malgré cela, bien souvent, les livrets s’inspirent d’un théâtre très (trop?) complexe et face aux exigences de l’opéra, ils doivent être fortement adaptés et simplifiés. Car le théâtre n’a pas besoin de la musique pour être un art à part entière. Mettre Shakespeare, Goethe ou Hugo en musique, voilà une vraie gageure que tous n’ont pas réussie. Le livret du Faust de Gounod, par exemple, est en effet du genre « cul-cul », bien en-deçà du texte de Goethe… comment en serait-il autrement? Le travail à réaliser se trouve dans la manière dont la musique exprimera l’idée qui se trouve sous le mot. Or, lorsque Gounod, superbe compositeur d’ailleurs, met un texte aussi prestigieux mais aussi délesté de sa substance, en musique, il ne reste qu’une vague histoire d’amour impossible entre un vieux savant, une jeune, pieuse et innocente jeune fille et le diable en personne prêt à toutes les cabrioles pour démontrer sa puissance.
L’air « étalon » de ce genre d’exemple a inspiré depuis bien longtemps la caricature
de la diva en la personne de la Castafiore
Conséquence, pas une réflexion sur l’image du double, sur le sens de la vie, sur l’amour et la mort, sur les questions existentielles, … Alors si, de surcroit, la distribution est moyenne ou pas en forme, si l’entente avec le chef laisse à désirer, si encore le metteur en scène en mal d’inspiration crée un décor sans objet et des jeux de scène stupides… on s’ennuie à mourir et on rit de ce qui devrait être tragique.
Ma caricature du Faust de Gounod ne doit pas vous laisser croire que je méprise l’œuvre, que du contraire! Si la distribution le veut et que tout concourt à la réussite, l’œuvre déploiera ses belles mélodies, ses chants d’amour sa dramaturgie. La force de l’orchestre sera perçue dans toute son ampleur et les mélodies prendront le sens qu’elles doivent avoir. Mais il est impossible d’attendre Goethe chez Gounod. C’est une convention qu’il faut admettre au risque de rester tout à fait hermétique à l’opéra.
Mais heureusement ce n’est pas une généralité. Certains textes seront parfaitement adaptés à l’opéra en gardant une force exceptionnelle des idées. Il faut pour cela cette collaboration efficace déjà évoquée. Alors, si, en plus, toute la distribution ne démérite pas et que l’orchestre est bien mené, l’opéra prend une vraie valeur philosophique édifiante pour nous. Combien de pièces de Shakespeare revues par verdi et se librettistes retrouvent, trancendées par le romantisme, une force expressive exceptionnelle?
Encore faut-il, comme dans La Traviata, par exemple, accepter qu’à l’extrême fin de l’œuvre, Violetta meure de phtisie en poussant une dernière note très puissante et très aigue qu’un être dans son état ne pourrait jamais émettre. Ces procédés nous amusent, moi le premier ! Mais il faut savoir pourquoi un compositeur, pas plus idiot que nous, a utilisé un tel procédé.
Les contre-ut, contres-fa ou autres prouesses sont souvent attendues avec impatience par un certain public qui juge de la prestation en fonction de la qualité de l’acrobatie. Il est de bon ton de commenter le raté de celui-ci, la réussite de celui-là avec un vocabulaire pseudo technique que le compositeur lui-même ne comprendrait pas. Snobisme déplaisant autant que ridicule! Bien souvent, ce qu’ils prennent pour des friandises vocales, ont une raison d’être dramatique. Prenons un exemple : croyez-vous que la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée aurait cette ambigüité de sorcière féroce et de séductrice envoûtante si elle n’avait pas cet air aux prouesses techniques inégalées ? La virtuosité mozartienne est liée à la psychologie des personnages. On le comprend dès lors la virtuosité de la Reine non comme un exploit isolé mais comme une caractéristique psychologique absolument lié à sa personne.
Transposons à Violetta. On comprend son agilité pendant tous les airs où sa santé ne lui fait pas vraiment défaut. Elle chante par ses colorature toute sa volonté de liberté. Car pour Verdi, le chant de la liberté est celui qui se traduit par la liberté technique du chanteur ou de la chanteuse. Mais si vous observez la scène du deuxième acte où Violetta est accablée par Germont, vous constaterez avec moi que sa vocalité s’est transformée. Son discours est moins aérien. Il est bien plus sombre et grave. Il nous touche dans cette autre vérité qui est son emprisonnement, sa tragédie. Alors, lorsqu’elle trouve enfin une forme de reconnaissance, dans les dernières minutes de l’opéra, elle se sent revivre une dernière fois. Elle se redresse, les spasmes ont disparu, dit-elle, et au sommet de son redéploiement, elle émet cette terrible note qui n’est pas une belle note (de bel canto) mais un cri ultime. Elle s’effondre et meurt pendant que le rideau descend en laissant le public estomaqué et sans voix (c’est le cas de le dire !).
La scène décrite débute à 8 minutes et 50 secondes.
En fait, toute l’histoire du bel canto est liée à la recherche de la vérité expressive par le chant théâtral. Entre les moments de débordement virtuoses qui s’adaptent très bien aux coloratures démesurées de Rossini, les déplorations mélodiques géniales de Bellini, le drame continu de Wagner, la recherche de crédibilité des personnages de Verdi et le vérisme de Puccini, de Leoncavallo ou de Mascagni, c’est toute l’histoire du chant d’opéra qu’il faudrait réétudier. On comprendrait alors que les personnages, loin de leur aspect parfois ridicules, doivent être des incarnations qui dépassent le chant pur et simple. S’ils nous touchent, c’est de manière différente à chaque époque. Et les raccourcis que prennent livret et musique doivent servir la plus de justesse expressive.
Lorsque je donne cette conférence consacrée au bel canto italien de Monteverdi à Verdi, j’insiste toujours sur l’aspect existentiel que les compositeurs d’opéra ont cherché à offrir au public. La condensation, sur une scène, d’une tragédie qui nous englobe au sens large et transite par le chant et les autres ingrédients de l’opéra. Lorsque nous nous asseyons dans la salle du théâtre, nous acceptons non seulement les conventions du temps et de la stylisation de l’action, mais nous nous apprêtons aussi à recevoir la part de nous qui vit dans les personnages. Chaque sujet (le plus souvent) est l’expression d’un ou de plusieurs aspects archétypaux de l’homme. S’ils sont réduits à leur minimum littéraire, c’est pour laisser l’incarnation du personnage toucher chaque auditeur au plus intime de lui-même.
Ainsi, d’époque en époque, on saisira l’humanité profonde du chant de Monteverdi, entre texte et musique, on reconnaîtra la virtuosité des castrats comme l’expression quasi instrumentale de personnalités complexes. Mozart ensuite nous montrera une efficacité narrative exceptionnelle. Les héroïnes romantiques nous toucheront par leur chant de désarroi sublime.
Le merveilleux talent mélodique de Bellini au service d’un bel canto expressif
mettant en évidence le désarroi de l’héroïne
Verdi touchera à la fragilité des rapports humains en évoluant vers de grandes scènes qui ne souffrent plus les divisons en récitatifs, airs, chœurs, … Wagner ira encore plus loin en abolissant complètement les airs virtuoses au profit d’une continuité temporelle sublimant le chant dans une expression toujours plus philosophique. Enfin, les véristes montreront par un chant simplifié, sans fioritures que la souffrance humaine n’a aucune limite. Tous ces chants sont l’expression de l’homme. Lorsqu’ils sont bien menés, ils nous renvoient à nous-mêmes. L’opéra devient alors, au-delà du spectacle, un vrai parcours initiatique.