Tragique (2)

Mahler a hésité sur la place qu’il devait accorder à l’Andante et au Scherzo. Celui-ci, tout aussi tragique que le mouvement initial replace la tension au plus haut niveau en démarrant, lui aussi, par le rythme fatidique. N’ayant plus rien à voir avec l’étymologie première du terme scherzo, mais une tension continue, la pièce, notée « Wuchtig » (Pesant), à 3/8, reste dans la tonalité tragique de la mineur.

 

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Le climat général est lugubre et grimaçant, comme une danse macabre très boiteuse, et l’orchestration y contribue, avec des instruments aux sonorités aigres ou caricaturales, comme la petite flûte, la clarinette en mi bémol et le xylophone. En guise de contraste, un trio innocent alterne deux fois avec le scherzo. Selon le souvenir d’Alma, il s’agit d’une description des « journées désordonnées de deux petits enfants qui titubent en zigzag sur le sable. Signe inquiétant, les voix enfantines deviennent de plus en plus tragiques et s’évanouissent dans un gémissement ».Avec ses changements de métrique, son instabilité rythmique, ses contrepoints presque maniérés, le trio (Altväterisch, A l’ancienne, en fa majeur) n’est guère moins inquiétant. « On croirait voir évoluer, avec une gaucherie pathétique, des marionnettes dérisoires et vêtues d’habits poussiéreux. » (Henri-Louis de la Grange). Reprise du combat dans un esprit de détermination obstiné et de défi hargneux : des trilles furtifs joués par les bois et les interjections âpres joués par les cuivres décrivent une scène pleine de confusion et d’horreur.

 

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L’Andante en mi bémol majeur, tonalité plus optimiste, au contraire baigne dans une lumière irréelle, avec ses mélodies éthérées et sa profonde émotion qui semble désirer une accalmie. On a beaucoup critiqué ces thèmes en soulignant leur apparente « banalité ». Il n’en est rien pourtant. Le climat des Kindertotenlieder est encore bien présent dans les timbres des bois, même si le climat de deuil ne transparaît plus. Mais il y règne un parfum de berceuse triste qui, dans ses mélodies et orchestrations nous touche au plus profond de nous-mêmes. Les cloches de vaches réapparaissent vers la fin du morceau, laissant percevoir les dernières rumeurs du monde.

 

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Personnellement, je préfère la succession Scherzo- Andante qui offre alors au  gigantesque final, après ces instants de calme et de lyrisme retrouvés, un effet particulièrement tragique.

En effet, le très long et très complexe dernier mouvement (presque une demi-heure !) ne dispense aucun espoir. C’est sans doute l’un des mouvements les plus noirs de toute la musique symphonique.

 

Un des fameux coups de marteau dans le final de la Sixième.

 

 

Formé en trois grandes progressions qui s’achèvent sur les fameux coups de marteau, il se termine par un effrayant choral funèbre qui, une fois réduit au silence, génère un ultime fortissimo de l’orchestre terrifiant qui reprend une dernière fois l’inéluctable motif rythmique du destin. Il referme la symphonie d’une manière certes théâtrale (Mahler était un homme de théâtre) ne laissant aucune place à l’espoir. Adorno détournait la célèbre maxime qui termine les contes de fées en disant, à propos de cette Sixième : « Tout est mal qui finit mal!« 

Et en effet, Alma mahler, dans son livre, affirme le côté autobiographique de l’oeuvre: « Dans le dernier mouvement, il se décrit lui-même et sa propre chute, ou bien alors comme il l’a dit plus tard celle de son héros : « Le héros qui reçoit trois coups du destin, dont le troisième le fait tomber comme un arbre. » C’étaient les propres paroles de Mahler. Aucune œuvre n’a coulé aussi directement de son cœur que celle-là. » Et il va sans dire que cette implication personnelle de Mahler dans la tragédie de sa propre existence justifiera des moyens exceptionnels de l’écriture musicale. Ceux-ci marqueront les compositeurs des générations suivantes et, pour ne citer qu’un exemple, évoquons Alban Berg qui, dans une lettre à Schoenberg lance cette phrase emblématique: « La seule Sixième malgré la Pastorale« . C’est d’ailleurs la Sixième de mahler qui inspirera profondément la troisième de ses Trois pièces pour orchestre opus 6 dans laquelle on entend le « Motto » et les harmonies majeures/mineurs de Mahler.

 

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Le début du final avec ses fantastiques timbres de celesta et harpes.

 

 

Quelle est donc cette force contre laquelle les héros symphoniques sont tenus de lutter, et à laquelle il leur arrive de succomber, comme c’est le cas à la fin de la Sixième Symphonie? Une seule phrase de Mahler révèle qu’il s’agit d’un combat que lui même a mené : après la générale, un de ses amis l’interroge : « Mais comment un être aussi bon peut-il exprimer dans son œuvre tant de cruauté et de dureté?  » et Mahler de répondre : « Ce sont les cruautés que j’ai subies et les douleurs que j’ai ressenties ! ». On pense de prime abord à cet ennemi que Mahler a pourfendu sans relâche et pendant toute sa vie, la force hostile et souvent redoutable, de la médiocrité, de l’inertie, de l’habitude, de la routine, du quotidien.

 

L’intégrale de la Sixième par l’Orchestre philharmonique de Berlin, dir. B. Haitink

1. Allegro energico, ma non troppo de 0’0 » à 23’34 »

2. Scherzo. Wuchtig de 23’34 » à 37’01 »

3 Andante de 37’01 » à 52’58 »

4 Final. Allegro moderato – Allegro energico de 52’58 » à la fin

 

 

Mais si tous les êtres humains traversent certaines périodes de désespoir total, c’est, j’ose l’espérer, pour que puisse poindre bientôt de nouvelles vois, de nouveaux horizons qu’il va falloir conquérir. La Septième sera celle d’un renouveau progressif qui se concrétisera dans la gigantesque Huitième et dont la philosophie habitera le Chant de la Terre et la Neuvième… Mais cela, c’est encore d’autres aventures que je vous invite à parcourir avec moi bientôt.