Un éclatant fiasco!

En rapport avec le concert de gala organisé à Liège pour fêter les 75 ans de l’orchestre national de Belgique (ONB) qui se déroulera demain à 20H à la Salle philharmonique, j’avais mis au programme des conférences de la Fnac un exposé sur le premier concerto pour piano et orchestre en ré mineur op. 15 de Johannes Brahms (1833-1897) qui sera interprété par la pianiste Hélène Grimaud sous la direction de Walter Weller.

C’était donc l’occasion de réétudier cet étrange et génial concerto pour piano qui, reçu de manière hostile lors de sa création, est aujourd’hui devenu l’un des chevaux de bataille des pianistes de tous poils. En effet, les jeunes pianistes se lancent bien souvent corps et âme dans une œuvre qui les dépasse et qu’ils ne savent par quel bout prendre.

Car jouer Brahms demande une maturité exceptionnelle, une humilité permettant d’accepter de figurer, dans de nombreux passages, comme un instrument d’orchestre, un renoncement à son ego de virtuose vedette et un sens du tragique musical hors du commun. C’est parce que la virtuosité brahmsienne se situe plus du côté de l’expression que de la dextérité pianistique superficielle. Tout le concerto évolue dans cet esprit nordique qui évoque la Ballade dramatique tant dans son aspect fantastique que dans son intense questionnement existentiel. Pas surprenant, dans ces conditions que ce soient les Gilels, Arrau, Richter,… ainsi que les chefs expérimentés qui parviennent le mieux à faire sonner justement cette musique.

 

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Et on ne s’avancerait pas trop loin, je crois, en affirmant que ce qui a déplu aux premiers auditeurs du concerto, c’est cet aspect intermédiaire qui se situe entre la symphonie avec piano obligé et concerto pour piano avec orchestre. En effet, Brahms, intimidé par les formes symphoniques, avait d’abord conçu la pièce comme sa première œuvre majeure pour orchestre, ce qui devait devenir sa première symphonie. Il avait été déçu par ses premières tentatives et avait changé d’avis. Les thèmes s’adapteraient mieux, croyait-il, à une sonate pour deux pianos. Mais même dans cette formule, le compositeur n’était pas satisfait. Il optait alors pour un retour à la formule orchestrale mais complétée, cette fois par un piano qui s’imposait à lui avec une évidence incontournable. Ce serait donc un concerto ! Alors il garda seulement les thèmes du premier mouvement et en composa deux autres. Il conserva un mouvement de marche funèbre pour une autre occasion qui s’avéra être le fameux « Ein deutsches Requiem ». L’œuvre fut jouée pour la première fois en 1859 à Hanovre par un Brahms de 25 ans et reprise quelques jours plus tard à Leipzig dans l’incompréhension la plus totale. Brahms en convint lui-même: « Ce fut un éclatant et incontestable fiasco ».

Le jeune compositeur de Hambourg avait fait la connaissance de Robert Schumann en 1853. Il avait alors vingt ans et Schumann l’avait pris en affection car il lui avait décelé un talent exceptionnel. Brahms était devenu un ami intime de la famille. Lorsque Schumann tenta, en 1854, de mettre fin à ses jours en se jetant dans le Rhin du pont de Düsseldorf, Brahms en fut particulièrement affecté. Il est fort probable que le tragique du premier mouvement du concerto, entamé dans les semaines qui suivirent, soit lié à ces événements. La tonalité de ré mineur, celle des requiems, la force tempétueuse et l’esprit foncièrement tragique du mouvement témoigne, en tous cas, d’une volonté dramatique évidente. Car c’est Schumann qui avait encouragé le jeune musicien à se lancer dans l’écriture orchestrale, une matière qu’il redoutait, lui qui avait étudié les intimidantes symphonies de Beethoven. Le concerto fut achevé deux ans après la mort de Schumann après toutes les tergiversations énoncées ci-dessus.

 

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Ce formidable et nouveau concerto reflète l’effort de Brahms pour combiner le piano et l’orchestre dans une égalité de rôle à l’inverse des concertos classiques. Les critiques ont d’ailleurs souvent joué sur cette double ambigüité de l’œuvre en la nommant un « concerto sans soliste » ainsi qu’une « symphonie avec piano ». L’orchestre, de fait, de la taille de celui de la symphonie, n’était plus un accompagnateur mais un partenaire au service des idées musicales. En ce sens également, les passages très difficiles et virtuoses du concerto ne sont jamais gratuit mais une extension ou une transformation des thèmes, donc des idées. Cette volonté d’unité a parfois fait dire aux musicologues que Brahms avait été influencé par l’esthétique de l’ancien concerto grosso baroque qui voulait placer tous les musiciens dans un rapport à la fois symphonique et chambriste. Cette approche sera encore plus évidente dans le second concerto pour piano qui ira même jusqu’à comporter les quatre mouvements de la symphonie et développer des parties de cors, de timbales, de violoncelle, de hautbois et de clarinette particulièrement ardues. Ce sont ces prémisses là que notre premier concerto exploite déjà.

Et bien qu’on puisse le classer parmi les œuvres de jeunesse du compositeur, le concerto exprime une maturité hors du commun au moins égale à sa première symphonie et au concerto pour violon. D’une longueur inhabituelle qui frôle les cinquante minutes, il cumule presque toutes les difficultés pianistiques et orchestrales.

Le premier mouvement, Maestoso en ré mineur adopte une forme sonate parfaitement équilibrée et bien marquée. Avec ses 20 -25 minutes, il est le plus long premier mouvement de l’histoire du concerto romantique. Il occupe à lui seul la moitié de l’œuvre.

 

 

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La longue introduction orchestrale de 90 mesures commence avec force par un roulement de timbales sur une pédale de contrebasses, clarinette et basson et installe un premier thème sombre entrecoupé de silences et de nouveaux roulements de timbales. Suit deuxième thème contrastant, plus lyrique, comme résigné. Le premier thème réapparaît, toujours en ré mineur, enrichi de nouvelles idées thématiques et de variantes. Le piano, profitant d’une accalmie, entre pour la première fois tout en demi-teinte. Il va rester le plus souvent mêlé à l’orchestre à l’exception de quelques mesures solo introduisant un épisode « poco più moderato » qui est un véritable troisième thème, à l’allure de choral apaisant et repris par les cors. Le développement, lancé par des octaves du piano se libère de la vigueur de l’exposition et adopte un ton plus poétique au profit de la tonalité de ré majeur plus lumineuse. La réexposition, assez condensée, ramène le ton initial et s’élargit sur une vaste coda ramenant tous les éléments du premier thème et la tragédie qui lui est liée.

 

 

À cet exceptionnel mouvement suit un magnifique mouvement lent en ré majeur. Brahms a inscrit sur la partition autographe la mention « Benedictus qui venit in nomine Domini » qui semble se rapprocher d’un hommage posthume à Robert Schumann. Il semble en effet que le jeune Brahms avait pris l’habitude de s’adresser affectueusement à Schumann par l’expression « Mein Herr Domine ». Le thème, qui se rapproche beaucoup de celui que Beethoven déploie dans son extraordinaire « Benedictus » de la grande Missa solemnis op. 123, y est exposé aux cordes en sourdine, puis aux cors et enfin au soliste. Il est d’une grande intériorité toute beethovenienne, donc, proche d’un cantique ou d’un hymne. Le temps semble s’être dissipé et les harmonies subtiles et transitoires nous donnent presque l’impression d’une apesenteur sublime. Il se poursuit en nous faisant sentir une émotion quelque peu douloureuse, à l’entrée du piano, animée par un chromatisme dissonant et bien souvent interrogatif.

À ces moments pianistiques hors du commun, l’orchestre semble répondre avec tout le calme nécessaire. La partie centrale amène une nouvelle mélodie initiée par le rthme du destin adouci. Superbe lyrisme aux bois avant le retour au calme de la première partie. La coda est introduite par un triple trille au piano selon un procédé que Beethoven avait remarquablement utilisé dans ses dernières sonates et ses concertos.

 

 

Le final est un rondo dansant donnant à l’œuvre une touche populaire. Des ténèbres vers la lumière, du ré mineur vers le majeur, il se veut une libération sur le rythme d’une danse qui évoque parfois les « Danses hongroises ». Le thème est exposé au piano, puis à l’orchestre. Les couplets sont traités selon le principe de la variation, genre particulièrement cher à Brahms. Le second couplet évolue vers un fugato orchestral. L’ensemble des couplets présente une richesse d’écriture dans la diversité des sentiments évoqués et dans la métamorphose progressive des thèmes par le truchement de leurs variations. Le rythme de danse réapparait transformé un énorme cri de victoire qui finit par imposer à la conclusion brillante du mouvement la pleine lumière du ré majeur.

 

 

Le premier concerto pour piano de Brahms est devenu aujourd’hui l’un des préférés du public et si certains préfèrent les pianos « dopés » pour briller malgré l’orchestre, ce sont les interprétations qui réalisent le mieux la fusion entre le soliste et les forces orchestrales qui s’imposent incontestablement.

Reste un sentiment de parcours initiatique double. Le premier, et non des moindres, c’est celui du deuil de Schumann. Sorte d’exorcisme de la mort, ce concerto veut imposer sa vie et sa robustesse malgré la terrible conscience de l’implacable destin. Le second, c’est enfin la maîtrise des forces orchestrales par un compositeur intimidé par le genre. C’est la réussite exceptionnelle d’un renouvellement du concerto d’une part et de l’écriture symphonique de l’autre. C’est enfin l’expression d’un génie exceptionnel qui trouve ses moyens musicaux propres, ses techniques, ses couleurs et son esprit. Celui qui amènera le critique viennois Edouard Hanslick à prendre Brahms comme le modèle de la musique pure et qui en fera un héros alternatif par rapport à la musique de Liszt et Wagner.