Nouveau monde

 

Le Largo de la Symphonie n°9 « du Nouveau Monde » (1893) d’Antonin Dvorak (1841-1904) figure au sommet des classiques favoris depuis bien longtemps. Il fait partie de ces œuvres qui nous sont si familières qu’on oublie souvent de les écouter avec attention ou qu’on les snobe allègrement… et injustement.


 

Dvorak


J’avais justement choisi ce mouvement pour débuter mes cours du mercredi à l’U3A et la symphonie entière pour les conférences de Louvain-La-Neuve cette semaine. Je voulais montrer que derrière une œuvre musicale, aussi connue soit-elle, il se cache de nombreuses émotions fortes que nous ressentons, certes spontanément, mais que nous pouvons amplifier par l’adoption d’une nouvelle écoute, active et sensible. Qu’entendons-nous et pourquoi l’entendons-nous ? Voilà les questions auxquelles je voulais tenter de donner un début de réponse. 

Il me semble qu’une écoute musicale, comme d’ailleurs l’observation d’une œuvre d’art quelle qu’elle soit, peut fournir de nombreuses informations sur l’œuvre et surtout sur nous-mêmes. Car, en fin de compte, pourquoi écoutons-nous ? Seulement pour nous divertir ou nous évader ? Je ne crois pas. Je pense que se produit une étrange alchimie en nous qui parvient à débusquer le dénominateur commun qui existe entre un compositeur qui a parfois vécu bien longtemps avant nous et dans un monde tellement différent du nôtre et nous-mêmes. Ce dénominateur est celui qui regroupe les archétypes des passions humaines, car, à toutes les époques, les hommes se sont posés les mêmes questions, on ressenti de la joie ou de la peine, ont cherché à s’expliquer le monde. Un homme qui s’exprime en toute sincérité nous touche même si nous sommes loin de partager son destin. 

Nous associons souvent la symphonie « du Nouveau Monde » aux grands espaces américains. Il nous suffit d’en entendre les larges mélodies pour imaginer les étendues que Dvorak a pu découvrir en débarquant sur le continent lointain en 1892 alors qu’il était invité à enseigner au conservatoire de New York. Alors le raccourci est vite fait. Paysages immenses, étendues à perte de vue, bref, tous les clichés typiques associés généralement et cinématographiquement à cette musique. C’est aller un peu vite en besogne ! 

N’oublions pas que Dvorak et Smetana furent, dans l’Europe centrale de la seconde moitié du XIXème siècle, les précurseurs des musiques nationales illustrées un peu plus tard par Janacek et Martinu. En ce sens, Dvorak est très attaché à son pays, à son authenticité qui, même si elle est étouffée par la toute puissance germanique, ne demande qu’à se réveiller. Le voyage en Amérique représente donc pour lui à la fois la découverte d’un nouveau monde, mais aussi (et surtout ?) la séparation, l’absence et le mal du pays. Ce sont ces deux éléments indissociables qui donnent à cette neuvième symphonie toute son originalité et toute sa mélancolie, tragique par moments. 

Le largo est tellement connu et a eu tellement de succès qu’il devint, en Amérique, une chanson populaire rebaptisée Going Home. Observons-le de plus près. L’ensemble du mouvement est construit sur une forme Lied (A-B-A’) tout à fait typique des mouvements lents des sonates (la symphonie étant effectivement une sonate pour orchestre).

La musique commence (n’hésitez pas à écouter la version de Karajan proposée en vidéo ci-dessous au fil de votre lecture) de manière bien singulière par un choral funèbre entonné par les cuivres. D’emblée un ton de funérailles semble s’imposer. Quand les cordes font discrètement leur entrée, c’est pour proposer un soutien harmonique quasi immobile au cor anglais qui débute la fameuse mélodie.


 

Dvorak Largo 9a


 

Le choix du cor anglais, avec son timbre profondément mélancolique, est idéal pour véhiculer ce sentiment de tristesse, d’absence. Intemporel ! Mais ce sentiment d’absence n’est-il justement pas au fond de nous, d’une manière ou d’une autre, comme enfoui bien loin dans l’autre temps qu’est notre pensée ? Quoi qu’il en soit, cette mélodie est simple. Elle répète régulièrement les mêmes rythmes et sa structure, avec ses reprises, ressemble à une mélodie issue des folklores locaux … américains diront certains.


 Dvorak Largo 9 Thème CA

 


 

La couleur particulière de cette musique est le résultat de l’exploitation de la gamme pentatonique. D’aucuns considèrent cela comme une particularité de la musique populaire américaine, mais si on y regarde de plus près, on en trouve de nombreuses illustrations dans les musiques orientales et dans le folklore européen. Bartok a montré, bien plus tard, que le pentatonisme est probablement commun à toutes les régions du monde. Il constituerait donc le langage musical de base (j’ai peur de dire originel). Il se retrouve partout. Alors, dans ces conditions, le thème du largo peut être autant américain que tchèque. Il possède une ambivalence qui témoigne bien de l’esprit du compositeur éloigné de sa patrie et constatant que les « hommes de là-bas » éprouvent les mêmes sentiments que lui.


Dvorak Largo 9c


 

Mais il est certain que Dvorak a été touché par la littérature américaine et, en particulier, celle de Henry Wasdworth Longfellow dans son récit de la vie de l’indien Hiawatha. Il y retrouve toute l’émotion qu’il connait et ne peut qu’être bouleversé par la force et la vérité des sentiments qui y sont déployés. Voici sans doute l’extrait qui correspond à l’ambience calme, recueillie et funèbre du mouvement:

« Hiawatha et Nokomis ensevelirent alors Minnehaha ; vêtue de ses plus riches parures, drapée dans ses robes d’hermine, elle eut sa tombe dans la forêt sombre et profonde, sous les gémissants sapins noirs ; puis la neige la recouvrit, autre hermine. A la nuit, un feu fut allumé pour éclairer le Jeebi, l’âme de la morte, pendant son long voyage vers les îles des Bienheureux ; il brûla quatre soirs sur sa tombe ! Hiawatha, de l’entrée de sa demeure, le vit illuminer les mélancoliques sapins ; fuyant sa couche sans sommeil, couche désertée par Minnehaha, Hiawatha, du seuil du wigwam veilla le feu afin qu’il ne s’éteignit pas, plongeant l’âme voyageuse dans les ténèbres profondes.

– Ô Minnehaha, disait Hiawatha, adieu ! Adieu, ô mon Eau Riante ! »

 


henry_wasdworth_longfellow

Henry Wasdworth Longfellow


Nul doute qu’en évoquant la tristesse toute intérieure de Hiawatha, Dvorak se soit plongé dans se pensées en laissant remonter à la surface ce profond sentiment de séparation. Le proverbe ne dit-il pas: « Partir, c’est mourir un peu »?


Hiawatha_and_Minnehaha à Minneapolis

Hiawattha et Minnehaha à Minneapolis


 

 Ce sublime moment s’achève par le retour du choral funèbre, mais transfiguré par les bois. il ressemble maintenant à un rayon de lumière d’une grande douceur. Il ramène le thème du cor anglais qui s’étire encore un peu par deux cors d’une douceur extraordinaire (écoutez cette longue note tenue, immobile et pourtant si intense à voir sur l’exemple musical précédent) avant de terminer cette première section (A).

La section B, après un récitatif d’une grande tristesse, nous apporte un nouveau thème, d’allure très différente. Ce qui frappe d’abord, ce sont les pizzicati des basses qui, à la manière d’une horloge semblent rétablir le temps jusque là suspendu. Le temps s’est remis à couler, et, avec lui, un léger frémissement des cordes aigues et un chant, proche d’un hymne réparti entre le hautbois et la clarinette.Curieuse combinaison que Berlioz déconseillait fortement! Pourtant, Schubert n’a pas hésité à l’utiliser dans l’un de ses plus beaux thèmes, au début de la symphonie inachevée. Dvorak lui donne, lui aussi, une couleur formidable, presqu’indéfinissable, mais tellement émouvante.


Dvorak Largo 9d


Lorsque cet hymne doux, celui du souvenir est interrompu pour la seconde fois par le retour du récitatif douloureux et plus agité, on craint sa disparition dans les tréfonds de l’oubli, c’est la fin de la section B. Mais survient alors un événement tout à fait inattendu. Les bois débutent un épisode pastoral qui va en s’amplifiant. Si la référence à Beethoven semble évidente, ce foisonnement sonore de chants d’oiseaux et de frémissements de la nature a un but rhétorique. Faire sortir l’homme de sa torpeur, reprendre conscience de la Nature au sens large, de la vie et du monde.


Dvorak Largo 9e


Dvorak se souvient alors du but de son départ, concquérir un nouveau monde. Un thème formidable s’élance aux cuivres et sonne de manière grandiose. C’est le thème générateur de la symphonie entière.


Dvorak Largo 9f


Les procédés cycliques, en usage dans la musique romantique permettent de donner aux quatre movements de la symphonie une cohérence de propos. Ainsi ce thème parcourt l’oeuvre entière en y amenant son dynamisme, sa grandeur, impression sans doute perçue par le compositeur à son arrivée aux Etats-Unis. Seul son dernier accord renoue avec le tragique. Dissonant et rythmé par un roulement de timbales, il nous replonge progressivement dans la sombre méditation. D’ailleurs, le cor anglais ne se fait pas attendre et c’est la récapitulation de la première section (A’). Elle s’avère cependant bien différente de l’énoncé initial. Pour la première fois, quelques cordes avec sourdine s’emparent du thème et veulent le chanter. Hélas! l’énoncé ne se fait pas facilement. Des silences, comme des trous de mémoire, criblent la mélodie qui ne peut plus s’épanouir. On frôle le gouffre et l’arrêt pur et simple de la musique. Avec elle, nous auditeurs, ressentons cette intensité dramatique de la mélodie désormais introuvable.


Dvorak Largo 9g


Heureusement, in extremis, le violon solo parvient à reprendre le flux musical et rallie ses collègues à son propos et le thème peut s’élever une dernière fois. Une longue arabesque descendante ramène le choral initial et funèbre des cuivres qui permet à la musique de s’éteindre en nous laissant un profond sentiment de mélancolie.Quatre contrebasses distillent les derniers accords, non pas conclusifs, mais suspensifs (accords de sixte et quarte). Comme une pensée qui s’évanouit.




Je ne prétend pas donner ici une version de référence pour cette oeuvre tellement jouée (et souvent très bien!), mais simplement un coup de coeur de longue date face à cette version de Vaclav Neumann avec la Philharmonie Tchèque. A défaut d’être la plus aboutie au niveau technique, elle comorte des moments extraordinaires de finesse, un phrasé remarquable et une gestion de la dynamique et des tempos.


Dvorak, Neumann Suprahon

Un avis sur “Nouveau monde

  1. Dans la série des versions « étranges » de la discographie : Klemperer avec le Philharmonia (EMI) et Paray avec l’Orchestre de Detroit (à peine plus d’une 1/2 heure) ce fut chez Mercury.

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