« Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ; qu’ils enfantent sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets ; qu’ils écoutent les avis d’une infinité de gens, qui travaillent pour eux sans en être priés ; qu’ils se retirent et vivent dans le fond d’un cabinet impénétrable aux grands et sacré aux petits ; qu’ils aient toujours la tête remplie de secrets importants, de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu’absorbés dans les méditations, ils soient privés de l’usage de la parole, et quelques fois même de celui de la politesse.
Dès que le feu roi eut fermé les yeux, on pensa à établir une nouvelle administration. On sentait qu’on était mal ; mais on ne savait comment faire pour être mieux. On ne s’était pas bien trouvé de l’autorité sans borne des ministres précédents ; on la voulut partager. On créa pour cet effet, six ou sept conseils […].
La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux : N***(1) prit le fer en main, retrancha les chairs inutiles et appliqua quelques remèdes topiques. Mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger (2) est venu a entrepris cette cure : après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint ; et il l’a seulement rendue bouffie.
[…] L’étranger a tourné l’État comme un fripier tourne un habit : il a fait paraître dessus ce qui était dessous ; et ce qui était dessus, il le met à l’envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! […]. »
(1) Le duc de Nouailles qui dirigea les finances de 1715 à 1718 et qui fut écarté en raison de son opposition à John Law
(2) John Law, l’Écossais, propose un remède : fonder une banque qui émettrait une monnaie de papier (l’ancêtre de nos billets de banque) et éteindrait progressivement la dette publique. Cette initiative est connue comme le « Système de Law ».
Montesquieu (1689-1755), Lettres persanes, choix de lettres, Lettre 138 (extraits).
Une page manuscrite des Lettres persanes de Montesquieu.
Attention, toute ressemblance avec des faits actuels n’est que fortuite ! … À moins que l’histoire ne repasse les plats et, qu’une fois de plus, l’homme n’ait pas tiré les leçons du passé. On croit toujours que ce qui nous arrive est inédit, tout à fait nouveau et imprévisible, puis, avec le recul, on s’aperçoit, mais un peu tard comme dit la fable, que notre passé est jalonné de faits qui s’ils ne sont pas semblables sont pourtant assez proches. Et toujours comme dans la fable, on jure qu’on ne nous y prendra plus…
On est entre 1715 et 1720. Louis XIV vient de mourir et Montesquieu nourrit de fortes attentes et de grandes inquiétudes devant un régime politique nouveau et une société qui ne change guère en bien. Aux bouleversements causés par la crise financière en France et aux protestations qu’ils soulèvent s’ajoute la peur d’une contamination à l’échelle du monde entier : l’humanité risque de disparaître. Comment réagir devant des dangers aussi divers ? Alors, dit-on, les français se réfugient dans la futilité, et peut-être les Persans que montre Montesquieu sont-ils les seuls à percevoir l’étendue du désastre à venir.
Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, connu sous le nom de Montesquieu.
Car bien avant la mort du Roi Soleil, on savait que les caisses de l’État étaient vides et que la situation était d’autant plus catastrophique qu’il fallait continuer à payer rentes et pensions à de nombreuses personnes dont c’était parfois la seule ressource. Augmenter l’impôt ? La solution est tentante (voir la lettre 124 des mêmes Lettres persanes), mais elle consiste en une compression encore plus forte des paysans d’où provient déjà l’essentiel des revenus de l’État. Sinon, L’État est contrait de faire banqueroute, c’est-à-dire de ne plus payer ses dettes, avec toutes les conséquences sociales qu’on connaît à court terme et des conséquences économiques à beaucoup plus long terme. On sait que personne ne veut plus prêter de l’argent à un État qui le perd aussi vite et ne pourra plus le rembourser.
Le problème est tellement important que dès 1715, le Régent fait appel aux bonnes volontés susceptibles de lui suggérer une éventuelle solution. Montesquieu rédige alors un Mémoire sur les dettes de l’État, que le Régent reçoit parmi des dizaines d’autres propositions. Mais le miracle semble apparaître soudain.
L’Écossais John Law propose son remède (voir la note 2 ci-dessus). La banque est soutenue par la création de « compagnies » qui sont chargées de mettre en valeur les colonies et qui obtiennent un monopole du commerce extérieur de la France. On connaît par exemple la fameuse Compagnie des Indes ou la Compagnie du Mississipi. Puis, elles obtiennent des monopoles à l’intérieur même du pays. Le tabac, par exemple, devient donc un enjeu important. Ces compagnies ont une telle prospérité qu’elles peuvent battre monnaie. Cet âge d’or, entre 1718 et 1719 créent de véritables et immenses fortunes. Mais elles font rapidement l’objet de spéculations effrénées, soutenues par une publicité considérable. Ainsi, le capital de la Compagnie du Mississipi est constitué d’actions initialement vendues à 500 livres et qui atteignent, en quelques mois le cours de 18 000 livres !
John Law (1671-1729)
Durant toute l’année 1720, le mouvement se renverse ; les actions ne rapportent guère et les spéculateurs s’en débarrassent après avoir fait fortune. Conséquence, les cours s’effondrent et les particuliers sans formation financière qui y ont placé toutes leurs économies se retrouvent sur la paille. Il semble que ce soit le cas de Marivaux. Law, l’initiateur du système, est obligé de s’enfuir de peur d’être lynché dans l’émeute qui gronde et agite Paris.
Durant ces cinq années de l’histoire de France et du monde, des fortunes colossales se sont construites et d’autres ont disparu en créant un sentiment très fort d’instabilité générale. Toujours est-il que l’argent est devenu une valeur en soi et qu’il prime sur les privilèges jadis liés à la naissance. Désormais, posséder de l’argent est devenu une priorité. Un nouvel ordre mondial est apparu, montrant clairement et immédiatement ses limites. Montesquieu consacre de nombreux passages à ce phénomène qui va jusqu’à occuper une place prépondérante dans les arts et la littérature en particulier (pensez à L’Argent de Zola qui, en 1891, examine les mécanismes spéculatifs liés à l’argent).
L’argent papier de John Law
Mais le plus grave, c’est que le « Système Law » a créé un précédent qui a tellement bouleversé les structures économiques et sociales qu’elles ont eu des effets pervers bien plus importants que le bénéfice escompté. La banqueroute pure et simple des états ouvre en effet la voie au despotisme. Et si nous observons bien l’histoire, nous remarquerons que bon nombre de grandes crises financières et économiques ont été suivies de la prise de pouvoir des despotes, tyrans et autres hurluberlus refoulant la démocratie au rang d’idéologies désuètes.
Si le règne de Louis XIV n’est pas un exemple de démocratie, on constatera avec inquiétude que notre époque et nos régions en particulier ont tenté la démocratie et c’est l’une des plus importantes conquêtes de l’homme occidental. Mais ce qu’on oublie trop souvent, c’est que la liberté que crée la démocratie permet également son anéantissement. Par un étrange paradoxe, nous sommes libres de détruire notre liberté… du moins certains semblent le croire. Il faudrait là rappeler que le seul garant de la liberté est de ne jamais enfreindre celle de l’autre. Alors les choses devraient se réguler d’elles-mêmes. Mais dès qu’un individu, pour quelle que raison que ce soit se met à priver le voisin de sa liberté, l’escalade est inévitable. N’est-ce pas là encore la leçon de l’histoire, celle qui ferait la sagesse de l’homme. C’est cette sagesse qui garantirait l’équilibre du monde.
Car notre monde contient assez de richesses pour que plus personne ne meure plus de faim, de soif ou de froid. La sagesse qui permettrait d’éviter à l’avenir les crises terribles qui jalonnent l’histoire du monde n’est malheureusement pas d’actualité. Tout le monde veut plus, toujours plus et pour l’obtenir, il est inévitable de le prendre à quelqu’un qui en a besoin, lui aussi. La juste mesure dira le sage… mais le sage n’a jamais fait recette… !
Alors, pour tout de même passer un bon week-end, voici un peu de musique du temps de Louis XIV…