Folie ou raison?

J’ai toujours été intrigué par le fou du Roi, cette image d’un personnage à la fois comique et mystérieux aux pouvoirs bien plus importants qu’on ne le croit parfois. Quelques divagations mentales à ce sujet me sont revenues en observant le tableau du peintre polonais Jan Matejko (1838-1893) intitulé Stanczyk que nous pourrions aisément rapprocher des grandes œuvres patriotiques de Frédéric Chopin (1810-1849).

 

Stanczyk_Matejko

Les historiens s’accordent pour situer l’origine de la fonction de fou du roi dans les pays de l’Orient, où les souverains exerçaient leur autorité sans partage. Salomon et Attila ont ainsi eu leurs bouffons attitrés. En Europe, cette fonction trouve toute sa vigueur au Moyen Âge, suite aux croisades et à l’épanouissement de la vie de cour. Les bouffons sont parfois des « fous » au sens propre, des simples d’esprit hilares amusant les foules. Ce sont aussi souvent des personnes tout à fait saines qui s’appliquent aux mimes, aux jongleries et acrobaties de toutes sortes. Les meilleurs d’entre eux sont réquisitionnés par la cour où ils obtiennent parfois le titre envié de fou de la cour en titre qui leur assure non seulement une charge importante mais aussi des privilèges bien définis. La fonction de fou semble avoir grandi et gagné en influence lorsque croissait le pouvoir royal absolu. Il accompagnait son seigneur comme une ombre –ou plutôt comme un miroir. Son prestige n’avait d’égal que l’importance de son maître.

 

Car l’un des principes fondamentaux du métier de fou est la revendication permanente de son égalité vis-à-vis de son souverain. Il le tutoie, refuse de lui accorder des signes de dévouement, il lui dit la vérité même lorsqu’elle est désagréable. Le monarque, quat à lui, se prête de plus ou moins bonne grâce à l’insolence et à l’impertinence de son fou. Mais tout l’art du bouffon est de dire les choses de manière indirecte, de faire passer le message sans en avoir l’air et de jouer continuellement sur la nuance et sur l’ironie. Il peut même, dans les cas les plus remarquables, devenir le vrai confident du roi, accompagner celui-ci dans sa solitude quotidienne. Il n’y a pas plus seul qu’un roi. Même le plus entouré de courtisans, de conseillers et de bonnes gens doit toujours se retrouver face à lui-même et à ses décisions. C’est de cette solitude là que le bouffon est le témoin et l’ami. Philosophe et moralisateur, il dit les mots que l’entourage n’ose pas prononcer, il formule les tabous, enfreint les conventions et donne ses conseils, même s’ils ne sont pas toujours suivis (comme tous les conseils d’ailleurs !).

 

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 Illustration d’un Charivari au Moyen Âge tiré du Roman de Fauvel. On y distingue des acrobates, des musiciens, des danseurs et des personnages déguisés en animal.

 

 

 

 

Les fous de cour du Moyen Âge étaient souvent très cultivés et faisaient souvent preuve d’une compétence multiculturelle. Les historiens ont recensé des fous de diverses origines dans les cours européennes. Ces identités multiples se prolonge dans l’art de faire se côtoyer le rire et la raison. Les plus brillants en la matière furent également des sages reconnus par leurs souverains au point de remplir certaines fonctions de conseiller politique. C’était le cas de Stanczyk (c. 1480-1560) en Pologne. Sa perspicacité politique et le caractère particulièrement efficace de ses fonctions lui ont permis de rester au service de trois rois polonais au cours du XVIème siècle. On s’en souvient encore comme d’un homme de grande intelligence comprenant mieux que personne les enjeux de la Pologne de l’époque. L’anecdote la plus racontée aujourd’hui remet, dans son propos, le roi à sa juste place. On raconte que pour se divertir, le roi de Pologne avait fait capturer un ours en Lituanie qu’il avait ensuite libéré dans la forêt près de Cracovie pour le chasser de ses propres mains. Mais comme l’ours se dressait vers le roi et sa cour pour se défendre et ainsi les menacer, tous furent pris de peur. Les chevaux s’emballèrent et la reine tomba de sa monture. Plus tard, le roi reprocha à Stanczyk d’avoir préféré fuir plutôt que de tenter de sauver la situation en combattant l’ours. Le bouffon avait répondu que la plus grosse bêtise, dans cette histoire, avait été de libérer un ours de sa cage pour le chasser.

 

Stanczyk devint, avec le temps, un personnage emblématique de la cour et une figure populaire de la littérature polonaise. Il était considéré comme le symbole du désir d’indépendance de la Pologne, on lui attribuait un héroïsme tout shakespearien. Il fut aussi représenté par le peintre historique Jan Matejko dans plusieurs de ses tableaux patriotiques à l’époque romantique. Au moment des grandes luttes entre les polonais et les russes (je vous en ai parlé avec Chopin il y a quelques temps), le bouffon devient sous les pinceaux du peintre un acteur essentiel de la lutte polonaise pour la libération.

 

Matejko autoportrait

Jan Matejko, Autoportrait.

 

Matejko, peintre polonais, fils d’un père musicien tchèque et d’une mère allemande, se destinait d’abord à la peinture religieuse, mais vu les difficultés que la Pologne devait subir de ses envahisseurs successifs et d’un amour immodéré pour l’histoire de la Pologne, il décida de devenir un peintre patriote et historique. Son travail consistait plus à faire une synthèse politique et philosophique des événements, au risque de faire intervenir dans ses toiles des personnages anachroniques ou imaginaires, plutôt que de peindre de simples faits historiques. En ce sens, il déploie tous les éléments de la tragédie shakespearienne, lui aussi et entre, en droite ligne dans la peinture romantique.

 

Stanczyk_Matejko

 

Et justement, son portrait de Stanczyk est très curieux pour celui d’un bouffon. Habillé de son habit rouge typique et coiffé de son bonnet à grelots, il est assis, pensif et désespéré, sur un fauteuil en bois. Son hochet est tombé par terre sous le coup de l’émotion. A quoi peut-il encore servir ? Son visage pensif, méditatif montre son accablement. On dit que le peintre a placé son propre visage sur le personnage. L’éclairage indirect, et assez froid (dehors, c’est la nuit et on distingue vaguement l’ombre d’un édifice religieux par la fenêtre) montre une table couverte d’une riche nappe sur laquelle sont étalées des lettres. La lecture de celles-ci est probablement la cause du désespoir du fou. Sur la partie gauche de la composition, on distingue une porte ouverte sur une autre salle éclairée bien plus chaudement. Là, des personnages semblent rire et se divertir. Il s’agit probablement du roi et de ses invités. Peut-être rient-ils encore des dernières farces de Stanczyk. Lui pourtant ne rit plus. Les lettres, dit-on, annoncent la défaite polonaise face aux russes. C’est le destin du pays tout entier et l’annonce de l’invasion, des morts et de tous les malheurs qu’apportent les guerres perdues qui accablent le bouffon. Vous le voyez, par son attitude, il est le personnage central de la prise de conscience tragique. Il va lui falloir maintenant l’annoncer à ces messieurs, c’est aussi son rôle. Mais en attendant, il médite sur la patrie, il subit le choc. Le fou s’est transformé en un simple homme. Un patriote qui semble avoir tout perdu. Sa pose accablée, son visage incliné, ses mains croisées et même son bonnet aux grelots en berme en témoignent. Si ces derniers pouvaient sonner le glas, ils le feraient certainement.

 

Tout comme Chopin le faisait avec sa musique, Matejko n’a ni les mollets ni la force d’un guerrier. Il utilise cependant toutes les ressources de son art et de son émotion pour transmettre la tragédie. J’aurais bien imaginé une Cinquième Ballade de Chopin pour mettre en musique ces événements tragiques. Peinture, littérature et musique sont les véhicules de l’émotion des peuples et des individus de tous les temps. Cette belle paraphrase en est encore une bonne preuve.